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Dans la jungle de Calais

En face de l’Angleterre et de l’un des grands défis du XXIe siècle, Calais subit l’afflux des hommes qui fuient la guerre et la misère. 

Olivier Berger, 28 août 2015

Combien sont-ils à remonter le chemin des Dunes, à sortir du ventre affamé de la New Jungle pour chercher un repas à l’ancien centre aéré Jules-Ferry Deux mille, trois mille. Avec le sable mangeant le bitume, les ornières ocre, la foule résignée, sa cohorte de blessés traînant la patte, on se croirait sur le chemin de réfugiés dans un pays en guerre, le Sud-Soudan, le Nord-Kivu…


Nous sommes à Calais, France ou Grande-Bretagne. On ne sait plus tant les décevants politiques tardent à saisir l’ampleur du défi contemporain qui s’étale sous nos yeux et ceux des riverains désemparés. Faut-il attendre la construction d’un camp de l’Agence des Nations-Unies pour les réfugiés ? Du début de l’année à la mi-août, 340 000 migrants sont entrés dans l’Union européenne (283 000 en 2014), dit l’agence Frontex, 107 500 pour l’unique mois de juillet, trois fois plus qu’il y a un an. 


Au-delà des chiffres, tout au fond de la zone industrielle des dunes, en contrebas de la voie qui conduit au port et sous le regard de deux policiers, les migrants s’entassent dans les baraques de fortune au milieu des argousiers et des ordures. Dans les jungles précédentes, on ne voyait pas autant de femmes, d’enfants…


L’État a installé un éclairage vital dans la jungle. Des ONG ont construit des toilettes sèches, 200 cabanes a priori étanches. Médecins du Monde dispense les soins en 2 tentes et 3 bungalows. D’autres fournissent des couvertures, des brosses à dents… Mais personne ne semble avoir pensé aux sacs poubelles, à organiser le ramassage, pourquoi pas par les migrants eux-mêmes ? Quand les immondices auront recouvert les dunes, quand l’insalubrité et les maladies auront vaincu, les pouvoirs publics raseront l’endroit. Et tout recommencera ailleurs. Tant que Calais restera à une trentaine de kilomètres des côtes britanniques.

340 000 migrants sont entrés dans l’Union européenne, 107 500 pour l’unique mois de juillet, trois fois plus qu’il y a un an.

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Pour l’heure, la nouvelle jungle prend une proportion inédite. C’est un bidonville en cartons, bâches et palettes qui se développe dans ce cul-de-sac du monde civilisé. Les Afghans ouvrent des épiceries bien achalandées, des restaurants où l’on peut fumer le narguilé ou déguster un thé, allongé sur un tapis. Une mosquée, des églises évangélistes, une école laïque poussent.

 

Des Africains francophones mais plutôt hostiles sont installés depuis cinq mois autour de « La Maison bleue sur la colline ». L’un d’eux peint, l’autre joue de la musique sur un vieux synthé Casio. Un autre s’est construit une superbe cabane avec terrasse. Un panneau affiche : « Ici, on vend des vaccins contre le racisme. » L’objectif n’est plus l’Angleterre. Mais quel est-il ?
























Mutaz dit venir du Darfour au Soudan et avoir « 17 ou 18 ans ». Il a échoué là depuis cinq jours avec sa face d’ange désemparé et ses mains déchirées par les barbelés. Il est malade depuis qu’il a essayé de pénétrer le site du tunnel et essuyé un gazage policier. « Il n’y a aucune chance de passer. Je crois que je vais revenir vers Marseille où des amis se sont arrêtés. »


Mohamed Ali, un instituteur d’Érythrée, sait qu’il n’aura pas le courage physique pour franchir les grilles et se nicher sur l’essieu d’un camion. Il exhibe comme un trésor un post-it rose : il a rendez-vous avec une association pour ouvrir un dossier sur la route de l’asile politique. Il a l’air heureux. Il n’est pas au bout de ses peines.

" Il n'y aucune chance de passer. Je crois que je vais revenir vers Marseille où des amis se sont arrêtés."

Mutaz, Soudan

Epiceries et restaurants afghans

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Un peu à l’écart et à l’abri du vent, quatre Syriens s’installent. Trois médecins et un avocat. Fayez Disho a étudié à l’université de Dniepropetrovsk, en Ukraine. Ils nous offrent gentiment une datte. Ils ont mis exactement 65 jours pour couvrir Alep-Calais via la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne, Strasbourg, Nancy et Paris. « And welcome to France », sourient-ils. Le découragement et l’extrême précarité n’ont pas encore entamé leur moral. Fayez dit être en contact avec sa famille tous les jours via Facebook, lien capital quand une connexion wi-fi gratuite se présente. Il exhibe son portable, l’embrasse. « Nous n’avons pas le choix, on n’abandonnera pas. On doit être patient et ça ira. Ou pas. »

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VIDEO : Au coeur de la jungle de Calais

La maire de Calais, Natacha Bouchart (LR), réclame au moins 50 M€ aux États français et anglais. Selon elle, la présence migratoire a un impact durable sur l’économie du territoire déjà touché par un taux de chômage à 17 %. Les médias auraient leur part de responsabilité selon elle, car renvoyant une image négative de Calais en évoquant régulièrement la problématique des migrants. Pour résorber le « préjudice économique », Natacha Bouchart envisage en guise de compensation une participation des États dans les projets du Calaisis (le parc d’attractions Heroic Land par exemple) ou un accompagnement auprès des investisseurs. 

D’Alep à Calais en 65 jours 

Les commerçants souffrent

Suite aux tentatives de passage des migrants dans les camions, les transporteurs routiers ont manifesté pour dénoncer une perte de près de deux millions en heures d’attente et en retards. David Sagnard, président de la FNTR du Pas-de-Calais et PDG de la société de transports calaisienne Carpentier, exprime l’exaspération d’une profession : « La situation ne cesse de se dégrader. Le nombre de migrants progresse de manière considérable ainsi que les intrusions dans les véhicules et les sites sécurisés des entreprises du Calaisis. Les opérateurs de transport routier de marchandises sont en première ligne : responsabilité reposant sur le seul transporteur, préjudices et dommages infligés aux véhicules et aux marchandises. »


À ce mécontentement, s’ajoute celui des commerçants.

« L’hôtellerie souffre de la même façon que les bars et restaurants. Sauf pour quelques-uns qui profitent de la forte fréquentation de CRS (en renfort à Calais pour répondre à l’afflux de migrants,). Nos métiers sont en danger. En perdant de la clientèle, on perdra aussi des emplois », indique Pierre Nouchi, président du syndicat des cafetiers, hôteliers et restaurateurs (UMIH) du Calaisis. En février, le président des commerçants du P’tit Quinquin, Laurent Roussel, a obtenu une prise en charge par la chambre de commerce et d’insdustrie de la Côte d’Opale de ses cotisations sociales : « La présence des migrants dans le quartier, ajoutée à la conjoncture, a entraîné des baisses des chiffres d’affaires allant, pour certains, jusque 50 % voire 60 %.»

Les migrants, un atout

Face à ce sombre tableau, l’élu Christophe Duffy (EELV) tempère : « On ne peut pas nier que la situation économique est catastrophique. Oui, il y a des répercussions dues au phénomène migratoire mais j’aimerais qu’on nous dise aussi les recettes liées à la migration (création d’emplois à la sécurité à la Vie Active, etc.) » L’économie « positive » que génère les migrants concerne essentiellement les commerces de proximité. Le responsable d’atelier du magasin Opale Vélo Services a constaté que les migrants forment 5 % de la clientèle. Les migrants lui achètent des vélos ou des pièces afin d’effectuer les déplacements entre le centre-ville et le camp toléré par l’État, excentré.

Chloé Tisserand, 28 août 2015

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Suite aux tentatives de passage des migrants dans les camions, les transporteurs routiers ont manifesté pour dénoncer une perte de près de deux millions en heures d'attente et en retards.

Economie locale :

la grogne gagne du terrain

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Riverains : une cohabitation difficile

En choisissant d’installer les migrants dans un immense no man’s land, loin du centre-ville et quasiment invisible depuis la route, les autorités espéraient sûrement faire le moins de mécontents possible. Et en effet, seule une poignée de riverains –trois ou quatre maisons – vivent réellement à côté de la « jungle ». Ces habitations, souvent d’imposantes propriétés, sont séparées de la lande par le chemin des Dunes, une petite route cabossée qui mène jusqu’à l’accueil de jour Jules-Ferry et qu’empruntent en permanence les migrants. Béatrice et son mari habitent l’une de ces propriétés. Depuis la création de la « jungle », leur vie n’est plus la même : certains de leurs nouveaux voisins « font la java la nuit sur le chemin » et Béatrice regrette « la vie d’avant, au calme, dans la nature, quand on allait à pied jusqu’à la plage avec le chien. » Son discours reste malgré tout très modéré à côté de celui de Nadine, Calaisienne de 64 ans, devenue le symbole d’un groupe baptisé « Les Calaisiens en colère ».


La sexagénaire vit seule dans une maison au bord du chemin des Dunes, la plus proche de la « jungle ». Sa fille et elle ont fait le buzz il y a quelques semaines en publiant une vidéo – très reprise par les réseaux d’extrême-droite – où elles clament leur colère et se disent abandonnées par l’État. Animées par un profond sentiment d’insécurité, elles affirment avoir dépensé 15 000 € pour sécuriser leur maison (et l’entreprise de la fille, située sur le même terrain) : « On a envoyé la facture en mairie le 30 juin. On n’a pas eu de réponse. »


Avec trois autres riverains, les deux femmes ont même attaqué l’État en référé, début août, pour réclamer la présence continue d’une patrouille de police sur le chemin des Dunes. Leur requête a été rejetée.

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Découvrez la seconde partie de notre reportage : 

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